8
Les méfaits de la boisson
Les méfaits de la boisson, fit George en poussant un soupir lourdement chargé de vapeurs éthyliques, seraient difficiles à apprécier.
— Pas si vous étiez à jeun, répondis-je.
Il me jeta de ses yeux bleu clair un regard lourd de reproche et d’indignation.
— M’a-t-on jamais vu autrement ?
— Pas depuis le jour de votre naissance, dis-je, avant de me rendre compte que j’étais un peu injuste envers lui, aussi me hâtai-je de revoir mon estimation : depuis que vous avez été sevré.
— Je présume, reprit George, qu’il s’agit là d’une de ces pathétiques tentatives d’humour dont vous êtes coutumier.
Et avec une remarquable absence de suite dans les idées, il porta mon verre à ses lèvres, but un coup et le reposa en s’y cramponnant d’une poigne de fer. Je laissai tomber. Plutôt essayer d’arracher un os à un bouledogue affamé que de reprendre un verre à George.
— En faisant cette remarque, reprit-il, je songeais à l’une des nombreuses jeunes personnes auxquelles je porte un intérêt tout avunculaire, une jeune femme nommée Ishtar Mistik.
— Drôle de nom, dis-je.
— Mais qui lui convient parfaitement, car Ishtar était le nom de la déesse babylonienne de l’amour, et Ishtar Mistik est une véritable déesse de l’amour. Potentiellement, du moins.
Ishtar Mistik (c’est George qui parle) était ce qu’un individu en proie à une tendance congénitale à ne s’exprimer qu’au moyen d’euphémismes aurait pu qualifier de jolie fille. Son visage était beau, dans l’acceptation la plus classique du terme : chacun de ses traits était parfait, et elle était auréolée par une masse de cheveux d’or si fins et si brillants qu’ils lui faisaient comme un halo. Un seul mot aurait pu définir son corps : aphrodisiaque. Ses formes ondoyantes et somptueuses constituaient une alliance de fermeté et de souplesse dans une châsse de perfection.
Vous vous demandez peut-être – je reconnaitrais bien là un effet de votre esprit pervers – comment je puis être aussi renseigné sur la qualité tactile de ses charmes ? Et bien, je tiens à vous assurer qu’il ne s’agit là que d’une estimation à distance, obtenue grâce à une grande expérience en la matière, et non pas, dans ce cas précis, d’une observation effectuée en prise directe.
Elle aurait fait, tout habillée, une page centrale infiniment plus sexy que toutes les créatures sommairement vêtues que l’on peut voir dans les magazines consacrés aux aperçus artistiques de ce genre. Sa taille, d’une étroitesse inouïe, était soutenue et surmontée par d’équivalentes luxuriances, inimaginables lorsqu’on ne l’a pas connue ; et chacun des mouvements de ses longues jambes, de ses bras gracieux, semblait avoir été conçu pour inspirer le viol.
On voit mal comment, en présence d’une telle perfection physique, on aurait pu être obtus au point d’exiger quoi que ce fût d’autre, et pourtant… Ishtar était en outre douée d’une intelligence remarquable et d’un savoir profond : elle avait terminé ses études à l’université de Columbia avec les félicitations du jury (encore que l’on soit fondé à penser qu’elle ait joui d’un préjugé favorable auprès du professeur d’université modèle courant. Étant vous-même professeur, mon pauvre ami, on ne peut avoir qu’une bien piètre opinion de la profession dans son ensemble – cela dit sans intention blessante).
On était en droit d’imaginer qu’avec un tel bagage Ishtar allait pouvoir faire son choix parmi les populations masculines et réitérer quotidiennement sa sélection dans un stock perpétuellement renouvelé. En fait, il m’arriva de temps à autre de penser que, si elle m’honorait de ses faveurs, je m’efforcerais de relever le gant par pur esprit chevaleresque envers le beau sexe ; mais je dois avouer que j’hésitai à lui exposer clairement ce fait.
Car, si Ishtar avait un petit défaut, c’était de n’être point banale ; je dirais même que c’était une créature plutôt formidable. Elle mesurait tout de même un mètre quatre-vingt-cinq, sa voix, lorsqu’elle était émue, évoquait passablement un cor de chasse et l’on savait qu’elle avait repoussé les avances d’un voyou de bonne taille, et néanmoins fort imprudent, en l’empoignant une main devant, une main derrière, et en le balançant contre un réverbère, de l’autre côté de la rue, – une rue de belle largeur – à la suite de quoi le mésaventurier avait compté pendant six mois parmi la clientèle d’un établissement hospitalier.
La population mâle se montrait, par suite, remarquablement peu empressée à tenter les travaux d’approche même les plus respectueux, cette impulsion inéluctable étant tout aussi inéluctablement refrénée par une longue méditation sur l’insécurité corporelle que comportait l’entreprise. Personnellement et en ce qui me concerne, bien qu’aussi brave, comme vous savez, que tout un bataillon de lions adultes, je dois avouer qu’il m’arriva d’envisager l’éventualité de lésions osseuses avec solution de continuité. Si je me payais de mots, je dirais que c’est ainsi que la conscience fait de chacun de nous un couard.
Ishtar, qui avait pris la juste mesure de la situation, s’en ouvrit à moi, non sans amertume, par une magnifique fin d’après-midi de printemps. Nous étions assis sur un banc de Central Park, je m’en souviens très bien – comment pourrais-je jamais oublier, d’ailleurs ? Ce jour-là, trois joggers, pas un de moins, ratèrent leur virage en se retournant pour regarder Ishtar, et finirent nez à écorce avec un arbre.
— Il est plus que probable que je mourrai vieille fille, dit-elle, et la courbe délicieuse de sa lèvre inférieure se mit à trembler. Personne ne semble s’intéresser à moi, pas une âme. Et je vais sur mes vingt-cinq ans.
— Vous comprenez, ma… ma chère, dis-je en me penchant avec circonspection pour tapoter la main de l’exquise créature. C’est que les jeunes gens restent bouche bée devant votre perfection physique et ne se sentent pas dignes de vous.
— Ridicule ! s’exclama-t-elle avec une énergie suffisante pour que des promeneurs passant à bonne distance braquent sur nous un regard intéressé. Ce que vous essayez de me dire, c’est qu’ils crèvent de trouille devant moi. Rien qu’à la façon dont ces imbéciles me regardent par en dessous lorsqu’on nous présente et dont ils se frottent les jointures quand je leur serre la main, je suis sûre qu’il ne se passera rien. Ils se hâtent de dire « enchanté » et ils n’ont rien de plus pressé que de décamper.
— Et si vous les encouragiez un peu, chère Ishtar ? Il faut bien voir que l’homme est une fleur fragile qui ne s’épanouira que sous le chaud soleil de votre sourire. Il faut lui faire comprendre d’une façon ou d’une autre que vous n’êtes pas réfractaire à ses avances et réprimer toute propension à le prendre par le col du veston et le fond du pantalon et à lui fracasser la tête contre le mur.
— Je n’ai jamais fait une chose pareille, répondit-elle avec indignation. Pour ainsi dire jamais, en tout cas. Et comment, au nom du ciel, voulez-vous que je lui fasse comprendre que je ne suis pas réfractaire ? Je souris, je dis : « Comment ça va ? » et je n’oublie pas d’ajouter « Quelle belle journée », même s’il tombe des cordes, c’est ça ?
— Ce n’est pas suffisant, ma chère. Il faut prendre le bras de l’homme et le passer délicatement sous le vôtre. Vous pouvez également lui pincer la joue, lui ébouriffer les cheveux ou lui grignoter doucettement le bout des doigts, autant de petites choses qui témoignent d’un certain intérêt, pour ne pas dire d’un intérêt certain, et d’une volonté délibérée d’échanger des baisers sans nombre, des caresses sans fin, tendres et bien informées, de laisser libre cours à des ardeurs d’enfer…
— Je ne pourrais jamais faire une chose pareille ! s’exclama Ishtar, horrifiée. J’en serais rigoureusement incapable. J’ai reçu une éducation des plus strictes, et je ne puis me comporter qu’avec la plus grande correction. C’est à l’homme de faire les avances, et même alors, je dois lui opposer toute la résistance possible. C’est ce que ma mère m’a toujours dit.
— Allons, Ishtar, faites-le quand votre mère a le dos tourné.
— Impossible. Je suis trop…trop inhibée. Pourquoi l’homme ne pourrait-il… simplement venir à moi ?
Elle s’empourpra sous l’effet d’une pensée qui avait dû lui traverser l’esprit, et sa grande main – grande, mais parfaite – se crispa sur son muscle sentimentalo-cardiaque. (Je me demandai vaguement si elle savait combien sa main était privilégiée en cet instant.)
Je crois que c’est le mot « inhibée » qui me donna l’idée décisive. Quoi qu’il en soit, voici ce que je lui dis :
— Ishtar, mon enfant, j’ai la solution : adonnez-vous aux boissons alcoolisées. Il existe un certain nombre de breuvages, au goût tout à fait agréable, qui confèrent à celui qui les ingurgite une saine exaltation. Si vous invitiez un jeune homme à partager avec vous quelques Grasshoppers, pas mal de Margaritas, ou suffisamment d’autres cocktails parmi une douzaine de spécialités que je pourrais vous indiquer, vous ne tarderiez pas à constater une diminution de vos inhibitions, de même que des siennes. Il ne tarderait pas à s’enhardir au point de formuler des propositions qu’aucun gentleman ne devrait faire à une dame, vous trouveriez le courage d’en rire, et c’est vous-même qui suggéreriez de rendre une petite visite à un hôtel de votre connaissance où vous ne risqueriez pas de rencontrer madame votre chère mère.
— Comme ce serait merveilleux, fit Ishtar dans un soupir. Mais ça ne marchera jamais.
— Mais si, ça ne peut que marcher. N’importe quel homme ou presque serait heureux de prendre un verre avec vous. S’il hésite, suggérez de payer l’addition. Je ne connais pas un mâle, quel qu’il soit, qui refuserait un verre si une dame lui proposait de…
— Ce n’est pas ça, dit-elle, me coupant la parole. C’est que j’ai un problème. Je ne peux pas boire.
Je n’avais encore jamais rien entendu de pareil.
— Allons, ma chère, c’est très simple, vous ouvrez la bouche et…
— Oui, je sais, je sais. Ce n’est pas ça. J’arrive à boire : je veux dire, je peux avaler ce qu’on veut. C’est l’effet que ça a sur moi. Ça me rend toute chose.
— Mais il n’est pas nécessaire de boire autant. Il suffit de…
— Un seul verre suffit à me faire de l’effet, sauf quand ça me rend malade et que je vomis avant. J’ai essayé des tas de fois, et je ne peux pas avaler plus d’un verre, et après, je ne suis vraiment pas en état de… vous voyez ce que je veux dire. Ça doit être un problème de métabolisme. En tout cas, selon ma mère, ce serait un don du ciel qui m’aurait été accordé afin de me permettre de conserver ma vertu en dépit des manœuvres des individus malintentionnés qui voudraient porter atteinte à mon honneur.
Je dois reconnaître que, l’espace d’un instant, je restai pour ainsi dire sans voix à la pensée que l’on puisse trouver un quelconque avantage dans une incapacité à s’adonner aux plaisirs occasionnés par le divin suc de la treille. Mais l’idée d’une telle perversité me confirma dans ma résolution tout en me rendant si bien oublieux du danger que je pressai, de fait, le bras ferme et élastique d’Ishtar.
— Faites-moi confiance, ma belle enfant, lui dis-je. Je vais arranger tout ça.
Je savais exactement ce que j’avais à faire.
Je n’ai bien évidemment jamais fait allusion à mon ami Azazel devant vous, car je ne tiens absolument pas à ce que l’on ébruite la chose – mais je vois que vous êtes sur le point de m’objecter que vous avez entendu parler de lui, ce qui n’est pas pour m’étonner, compte tenu de votre réputation établie d’ennemi résolu de la vérité, cela dit sans vouloir vous embrasser.
Azazel est un démon doté de pouvoirs magiques. Un petit démon : il ne fait, à vrai dire, que deux centimètres de haut. Ce qui serait plutôt un avantage dans la mesure où il en conçoit une grande avidité à prouver sa valeur et ses facultés à un représentant de mon espèce, qu’il se plaît à considérer comme inférieure.
Il répondit à mon appel, comme toujours. (Inutile d’espérer que je vous donnerai les détails de la méthode que j’emploie pour le faire apparaître. Ce serait au-delà de vos facultés médiocres – pas d’offense – que d’espérer le contrôler.)
Il arriva passablement hors de lui. Il assistait, à ce qu’il semble, à une espèce de manifestation sportive dans laquelle il avait engagé près de cent mille zakinis, et il paraissait quelque peu courroucé à l’idée de ne pas pouvoir suivre la fin. Je fis valoir que l’argent était de la merde, qu’il était venu au monde – dans son continuum, c’est-à-dire – pour venir au secours d’une élite intellectuelle en détresse, et pas pour entasser des zakinis sans valeur qu’il perdrait, de toute façon, à la première occasion, même s’il les gagnait cette fois, ce qui était, d’ailleurs, fort douteux.
Ces arguments rationnels et imparables ne parvinrent pas tout de suite à calmer cette misérable créature dont la caractéristique dominante est une propension assez sordide à l’égoïsme, aussi lui offris-je un quarter. Je crois que l’aluminium est une valeur convertible dans son monde, et bien qu’il n’entre nullement dans mes intentions de l’encourager à attendre un quelconque profit matériel de la médiocre assistance qu’il pourrait m’apporter, j’estime que les vingt-cinq cents représentaient pour lui plus de cent mille zakinis, et c’est ainsi qu’il admit d’assez bonne grâce que mes préoccupations étaient peut-être plus importantes que les siennes. Comme je dis tout le temps, la force de la raison finit toujours par faire valoir son bon droit.
— Pour une fois, fit Azazel, lorsque je lui eus exposé le problème d’Ishtar, pour une fois, tu me soumets un problème sensé.
— Bien sûr, fis-je.
Tout bien considéré, je ne suis pas un homme déraisonnable, vous me l’accorderez. Je ne demande qu’à être exaucé selon mes vœux et voilà tout.
— Oui, poursuivit Azazel. Ta désolante espèce ne métabolise pas efficacement l’alcool, de sorte que les produits de la décomposition s’accumulent dans la circulation sanguine où ils déterminent des symptômes divers et variés, mais tous désagréables, liés à une intoxication – terme fort pertinemment dérivé, ainsi que l’étude de tes dictionnaires me l’a confirmé, de mots grecs signifiant « poison intérieur ».
J’eus un rictus entendu. Vous savez que les Grecs d’aujourd’hui mettent de la résine dans leur vin, quand déjà leurs ancêtres l’allongeaient avec de l’eau. Ces gens qui commencent par empoisonner leur vin avant que de le boire s’y connaissent en « poison intérieur ».
— …Il suffirait tout simplement, poursuivait Azazel, d’ajuster ses enzymes de façon à lui permettre de métaboliser l’alcool rapidement et infailliblement, sous forme de doubles radicaux carbonés, lesquels se trouvent à l’intersection entre le métabolisme des graisses, des hydrates de carbone et des protéines. L’alcool deviendrait ainsi pour elle une saine nourriture, et elle ne devrait plus éprouver aucun des symptômes de l’intoxication : ébriété, mal de tête, et cetera.
— Mais il faut qu’elle en ressente légèrement les effets, Azazel ; juste assez pour éprouver une saine indifférence envers les consignes imbéciles reçues dans le giron maternel.
Il sembla me comprendre à l’instant.
— Ah oui. Je connais ce genre de mères. Je me rappelle que ma troisième mère me disait toujours : « Azazel, il ne faut pas cligner ses membranes nictitantes devant les jeunes malobes. » Mais sans cela, comment veut-elle qu’on…
Je mis aussitôt fin à ses divagations.
— Ne pourrais-tu faire en sorte qu’elle accumule juste ce qu’il faut d’intermédiaires de décomposition pour éprouver un tout petit peu d’exaltation ?
— Facile, répondit Azazel.
Et, dans une démonstration de concupiscence que je trouvai répugnante, il frotta le quarter que je lui avais donné, et qui, debout sur la tranche, était plus grand que lui.
Je n’eus l’occasion de revoir Ishtar qu’une semaine plus tard. C’était au bar d’un hôtel, qu’elle illuminait si bien de sa présence que plusieurs clients durent mettre des lunettes noires pour la regarder.
— Qu’est-ce que nous faisons ici ? fit-elle en gloussant. Vous savez bien que je ne peux rien boire.
— Mais je ne vais pas vous faire boire, ma chère petite, rien qui puisse vous faire du mal, en tout cas. Juste une menthe au lait. Vous allez adorer ça.
J’avais tout organisé à l’avance, et fis signe au garçon de nous apporter un Grasshopper. Elle goûta la chose avec délicatesse et dit :
— Oh, qu’est-ce que c’est bon !
Puis elle se laissa aller sur le dossier de son fauteuil et vida son verre avec abandon.
— Puis-je en avoir un autre ? demanda-t-elle en passant la pointe de sa jolie langue sur ses tout aussi jolies lèvres.
— Bien sûr, répondis-je avec chaleur. C’est-à-dire que vous pourriez en avoir un autre, si je n’avais bêtement oublié mon portefeuille…
— Oh, c’est moi qui paye. J’ai tout l’argent qu’on veut.
Une belle femme, comme je l’ai toujours dit, n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se penche pour prendre son portefeuille dans le sac qui git à ses pieds.
Compte tenu des circonstances, nous bûmes sans retenue. Du moins, elle : elle prit un second Grasshopper, puis une vodka, puis un double whisky and soda et quelques autres bagatelles. Et après avoir entonné tout cela, elle ne manifestait rigoureusement aucun signe d’ébriété, encore que son sourire captivant fût plus grisant que tout ce qu’elle avait ingurgité.
— Je me sens si bien et si chaude, et si disponible, si vous voyez ce que je veux dire.
Je pensais voir, en effet, mais je crus bon de ne pas sauter aux conclusions.
— Je ne crois pas que votre mère apprécierait. (En place pour le premier essai !)
— Qu’est-ce que ma mère connaît à ces choses-là ? fit-elle. Rien ! Et qu’en saura-t-elle ? Moins que rien. Où pourrions-nous aller ? fit-elle en me jetant un regard spéculatif et en se penchant pour élever ma main à ses lèvres parfaites.
Eh bien, mon cher, je crois que vous connaissez mes sentiments en ce domaine. Il n’est pas dans mes mœurs de refuser une faveur à une jeune personne qui m’implore si poliment et avec une telle ardeur. J’ai été habitué à prouver à tout moment que je suis un gentilhomme. Mais en cette occasion particulière, plusieurs pensées me vinrent à l’esprit.
Tout d’abord, et bien que cela ne se voie pas, je vous l’accorde, je ne suis plus exactement – oh, il ne s’en faut que de très peu – un perdreau de l’année, et je n’étais pas certain de parvenir à assouvir les appétits cléopâtreux de la jeune et vigoureuse Ishtar dans des délais raisonnables, si vous voyez ce que je veux dire. Ensuite, je craignais, si elle conservait le souvenir des événements et décidait de s’en repentir, qu’elle n’aille se mettre dans la tête que j’avais abusé de la situation, et que les conséquences ne revêtent un certain inconfort pour ma personne. C’était une créature impulsive, et je ne pouvais m’empêcher d’associer sa haute taille avec une débâcle certaine en cas d’affrontement.
Je suggérai donc d’aller faire un petit tour dans mes quartiers, et – vous voyez d’ici l’embarquement de la fanfare – je ne pris pas le chemin le plus court. L’air du soir lui éclaircit les idées et lui rafraîchit la tête ; j’étais sauvé.
Tous les autres n’eurent pas la même chance. Plus d’un jeune homme vint me parler d’Ishtar car, comme vous le savez, il y a, dans la dignité bienveillante de mon comportement, quelque chose qui attire les confidences. Cela ne devait malheureusement jamais se produire dans un bar ; les hommes en question semblaient éviter ce genre d’endroits, pendant un certain temps du moins. Presque tous avaient tenté un moment de faire concurrence à Ishtar, verre pour verre, avec des résultats fâcheux.
— J’ai vu, dans ma vie, bien des dalles en pente, me dit l’un d’eux. J’ai vu vider des verres, bien des bouteilles et même bien des caves. J’ai assisté à un nombre infini d’exploits en beuverie. Eh bien, jamais, au grand jamais, je n’ai rien vu de pareil. Je suis absolument formel : je n’ai pas réussi à le voir, mais elle a un tuyau qui va du coin de sa bouche à une barrique cachée sous la table. Maintenant, si vous penser que ça c’était quelque chose, vous auriez dû être là après.
Le pauvre garçon avait été très éprouvé par l’expérience, dont on lisait les horreurs sur son visage émacié. Il essaya de m’en parler, mais son discours était presque incohérent.
— Elle avait des exigences ! disait-il d’une voix pâle comme sa face, et il ne savait que répéter : insatiable, insatiable !
Je me félicitai chaleureusement d’avoir eu le bon sens d’éviter une épreuve à laquelle des hommes dans la force de l’âge avaient tout juste survécu.
Après cela, je ne la vis plus qu’à des intervalles séculaires. Elle était très occupée, vous comprenez. Mais ce que je voyais, c’est qu’elle consommait les mâles nubiles à une cadence terrifiante. Il lui faudrait bien, tôt ou tard, élargir son champ d’action. Ce fut tôt.
Je tombai sur elle un beau matin, alors qu’elle partait pour l’aéroport. Elle était plus pulpeuse que jamais, plus pneumatique, plus sidérante dans toutes les dimensions possibles. Rien de ce qu’elle avait vécu ne semblait l’avoir affectée, sinon pour le meilleur et pour le plus.
Elle tira une bouteille de son sac.
— Du rhum, dit-elle. C’est ce qu’ils boivent dans les Caraïbes, et c’est un breuvage très doux et très agréable.
— Vous allez dans les Caraïbes, ma chère ?
— Eh oui, et partout ailleurs. Les hommes de chez nous me font l’impression d’être peu résistants et bien pusillanimes. Ils m’ont beaucoup déçue, bien qu’il y ait eu des moments très exaltants. Je vous suis extrêmement reconnaissante, George, d’avoir rendu tout cela possible. On dirait que tout a commencé la première fois que vous m’avez fait goûter cette menthe au lait. C’est une honte que nous n’ayons jamais, vous et moi…
— Allons, ma chère petite. J’œuvre pour le bien de l’humanité, vous le savez. Je ne pense jamais à moi-même.
Elle me planta sur la joue un baiser qui me fit l’effet d’une brûlure à l’acide sulfurique et s’en fut. Je m’essuyai le front avec un immense soulagement, tout en me flattant de ce que, pour une fois, mon recours à Azazel eût été couronné de succès, car Ishtar qui était, grâce à un héritage, indépendante sur le plan financier, pouvait maintenant s’adonner indéfiniment et en toute tranquillité à son enthousiasme ingénu pour les plaisirs alcooliques et amoureux.
C’est du moins ce que je pensais.
Je n’entendis de nouveau parler d’elle qu’un an plus tard, lorsqu’elle revint dans nos contrées. C’est elle qui me téléphona. Il me fallut un moment pour réaliser de qui il s’agissait. Elle était hystérique.
— Ma vie est fichue, me corna-t-elle aux oreilles. Même ma propre mère ne m’aime plus. Je ne comprends pas comment c’est arrivé, tout ce que je sais, c’est que c’est de votre faute. Si vous ne m’aviez pas fait goûter cette menthe au lait, je suis sûre qu’il ne se serait jamais rien passé.
— Mais que vous est-il arrivé, ma chère ? demandai-je en frémissant.
Une Ishtar furieuse contre moi n’était pas précisément le genre d’Ishtar que je considérais comme prudent d’approcher.
— Venez chez moi, je vais vous faire voir un peu.
Un jour, je le sais, la curiosité me fera mourir. C’est ce qui faillit bien m’arriver ce jour-là. Je ne pus, en effet, résister à la tentation de me rendre chez elle.
Elle habitait à la périphérie de la ville. Par un reste de sagesse, je ne refermai pas la porte derrière moi, et lorsqu’elle me fonça dessus en brandissant un couteau de boucher, je fis volte-face avec un vif sang-froid et m’enfuis avec la rapidité du zèbre professionnel le mieux entraîné.
Par bonheur, elle n’était pas en état de me suivre, compte tenu de sa forme.
Elle repartit peu après, et pour autant que je sache, elle n’est jamais revenue. Mais je vis dans la terreur qu’elle ne tente un come-back, un de ces jours. Les Ishtar Mistik de ce bas monde n’oublient jamais.
George donnait l’impression de penser qu’il avait terminé son histoire.
— Mais qu’était-il arrivé ? demandai-je.
— Vous n’avez pas compris ? L’alchimie de son organisme s’était modifiée pour transmuter avec une efficacité absolue l’alcool en une molécule carbonée à deux radicaux, laquelle se trouvait au carrefour métabolique entre les hydrates de carbone, la graisse et les protéines. Pour elle, l’alcool était une saine nourriture. Et elle buvait comme une éponge d’un mètre quatre-vingt-cinq. Incroyablement. Et tout ça dévalait la chaîne métabolique vers la molécule carbone double pour remonter la chaîne métabolique jusqu’aux graisses. En un mot, elle était devenue ronde ; en deux mots, obscènement obèse. Cette beauté admirable s’était dilatée et avait implosé en un amoncellement de couches de lard.
George secoua la tête avec un mélange d’horreur et de regrets et conclut :
— Les méfaits de la boisson seraient difficiles à apprécier.